La responsabilité des aînés

A un moment où il n’est pas rare d’entendre, ici et là, que dans cette question du Sahara occidental, il est de médiocre intérêt d’en revenir à l’histoire, il nous paraît nécessaire de faire un sort à cette idée qui a pour le moins un gros défaut, celui de participer à la tendance insidieuse de la démobilisation rampante. L’histoire, il nous faut, au contraire, la convoquer impérieusement, pour nous-mêmes, pour notre santé et vigueur mentales. Quand nous parlons de l’histoire, il est évident que nous voulons surtout évoquer celle moderne, c’est-à-dire remontant au milieu du dix-neuvième siècle, entre la conquête de l’Algérie par la France de Charles X à partir de 1830 et la fin du règne du sultan alaouite Moulay Abderrahmane.

C’est à partir de ce moment-là que le Royaume eut à subir la très grande injustice de l’histoire, qui s’est résumée en le dépeçage continu et systématique d’un pays, d’un Etat, d’une puissance, dont le monde faisait grand cas jusqu’alors dans les stratégies géopolitiques, surtout en Méditerranée. Depuis cette époque, il y eut un mouvement de déclin et de déliquescence jusqu’à l’effondrement, en quelque sorte accepté, qui permit entre 1907 et 1912 l’installation du double protectorat franco-espagnol. La seule énergie de résistance s’est illustrée, par le haut uniquement, au niveau du sultanat, notamment au cours du règne de Hassan 1er, qui dura de 1873 à 1894. Ce temps bref a pu paraître, aux plus optimistes, comme une amorce possible de ressaisissement d’une nation, d’un peuple. Une sorte de possibilité de résilience historique. Vaine illusion : le royaume chérifien dérapait inéluctablement vers la sujétion que ne maquillait que faiblement un système colonial artificieux baptisé «protectorat». Avant et après la signature du Traité de Fès (30 mars 1912), qui mettait un terme (momentané) à l’indépendance du pays, le Maroc subissait un grignotage en règle qui était un rétrécissement du territoire qui apparaissait inexorable, peau de chagrin désastreuse pour des générations.

La spoliation a commencé, on le sait, par le sud et par le sud-est du territoire marocain, dont les délimitations étaient bien évidemment patentes aux yeux des pays de la région (Turquie puis France, en tout premier lieu). Une offensive partant du Sénégal passa au rouleau compresseur du général français Henri Gouraud, pour s’accaparer, malgré une farouche résistance, le pays des Maures, tandis que les provinces marocaines attestées par documents, traités et autres mémoires populaires, qui se trouvaient à l’est de Reggane et de l’Adrar ainsi que les terres au sud de Béchar, Abadla, Beni Abbès et allant sans solution de continuité jusqu’à Tindouf et Knadsa au-delà des hamadas du Guir et du Draâ, à cheval sur le dit Oued Saoura, étaient rattachés subrepticement – par la ruse ou par la force – à l’Algérie, considérée à cette époque comme partie inaliénable de la France et de son empire bien sûr. L’artisan principal de cette opération de rapine coloniale s’appelait Louis Hubert Lyautey, futur résident général, entre 1912 et 1925, dans le Protectorat du Maroc. Ce prétendu grand «défenseur» du sultanat, qui a su se forger la réputation, largement usurpée, de «patriote» marocain, n’a jamais pensé un seul instant à faire rétrocéder ces territoires à leur légitime et unique propriétaire qui était le Maroc. Il le pouvait pourtant.

Signalons qu’avant tout cela, les Espagnols, qui étaient depuis la fin du quinzième siècle, installés dans les Iles Canaries, regardaient avidement vers le littoral du Sahara atlantique occidental, considérant que cette portion du nord-ouest africain devait leur échoir par logique géopolitique impérialiste. Ainsi, dès 1884, ils s’activèrent à organiser leur colonie, mais ne purent pénétrer vers la frontière d’avec la région de Tindouf qu’à partir de 1930 à peu près.

Cerise sur le gâteau de la curée de l’universelle distribution, la «communauté internationale», composée surtout de puissances coloniales, institue en 1923 la ville de Tanger, capitale diplomatique du Maroc d’avant le Protectorat, zone internationale. Cela jusqu’en 1956, tout de suite après l’indépendance. Rogné de toutes parts, divisé arbitrairement en contrées, régions, aires, territoires, bandes, on pouvait à juste titre penser qu’une conspiration était ourdie pour saper et laminer le Maroc dans ce qui était jusque-là sa singularité orgueilleuse : son unité séculaire.

Le chantier ainsi ouvert était, pour toute la première moitié du vingtième siècle, proprement titanesque. Un Maroc entravé de par sa sujétion et sa dépendance, ayant perdu les deux attributs principaux et essentiels de la souveraineté (armée, diplomatie) ne put qu’opposer, dans un premier temps, jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, une vive et héroïque lutte des tribus contre l’occupant étranger, avec le pic spectaculaire du soulèvement dans le Rif, sous la conduite de Mohamed Ben Abdelkrim Khattabi. La France parvint néanmoins à réduire ce vigoureux mouvement d’insurrection presque généralisée, qui, en s’épuisant passa le témoin de la lutte aux masses et élites citadines dans les villes traditionnelles (Fès, Salé, Rabat, Marrakech, Meknès, Tétouan, etc.). Pendant le conflit mondial, le mouvement national s’organisa et s’affirma notamment en s’octroyant une charte qui clarifia l’objectif final, celui de l’indépendance dans l’intégrité territoriale du sultanat. Douze années ne s’écoulèrent pas après le manifeste de 1944 avant que le Maroc n’eut, en 1956, acquis son indépendance, mais qui resta malheureusement incomplète et partielle, puisque des portions du territoire national échappaient à la juridiction nationale du sultan et de son gouvernement. Dans une hâte que rien n’imposait aucunement, les négociateurs côté marocain ne posaient qu’une condition pour conclure avec Paris l’accord pour l’émancipation politique du pays, celui du retour d’exil du souverain légitime sur le trône. «Indépendance dans l’interdépendance» acquise, Rabat se réservait in petto le droit de continuer à revendiquer la récupération de ce qu’on appelait alors les «contrées spoliées». Toute l’erreur, la faute a été qu’à Paris, puis après à Madrid, les Marocains ne firent pas préalable absolu, avant de signer avec les ex-colonisateurs, de la délimitation sur cartes de ce qu’était le Maroc dans son intangibilité historique et géographique. Dans sa vraie réalité. Il y eut une seule personnalité qui parut s’opposer à cette précipitation lourde de conséquences pour l’avenir immédiat ainsi que pour les horizons de la fin du deuxième millénaire, c’était l’illustre combattant Allal El-Fassi qui, du Caire où il résidait, appelait à une vigilance accrue pour parfaire, dans le concret, l’indépendance du pays. Une autre figure, l’émir Ben Abdelkrim Khattabi, résidant au Caire également, avait les mêmes louables préventions, mais trop solitaire et coupé de tout réel contact avec sa patrie, il n’avait aucun moyen d’influer sur le cours des événements.

La responsabilité des aînés, de ceux auraient pu, à l’instar de ce qu’avaient fait en 1962, les nationalistes algériens du F.L.N. à la pénultième heure des négociations d’Evian : refuser tout paraphe avant que ne soit reconnue l’intangibilité des frontières du pays héritées de la France, eux qui avaient un dossier moins solide et moins sûr que le nôtre. La responsabilité de nos aînés, il nous faut en parler sérieusement, sans rancœur, ni acrimonie mais sans complaisance. Nous essayerons de nous y employer à partir de la prochaine semaine.