Nous avons l’air de nous appesantir, depuis quelques semaines, sur cette question de l’intégrité territoriale du Royaume. Quelques uns peuvent nous le reprocher et il y en a qui le font sur le ton aigre-doux des gens raisonnables — qui, en réalité, sont des paresseux de la volonté et de l’ambition. Ils forment la cohorte silencieuse, insidieuse des chevau-légers de la renonciation, mus par un oblomovisme façon marocaine. Ne cachons pas qu’ils sont nichés partout, dans le Makhzen bien sûr, mais aussi au sein des partis et organisations politiques comme syndicales ou de la société civile. Leur travail de sape n’épargne ni les universités ni les vastes cercles du savoir et de la politique ainsi que de l’intellect en général. Sous couvert de dialectique moderniste, ils mâchouillent une espèce de substance molle, resucée insane de toutes les bouillies, mets de prédilection pour vieillards édentés à bout de course. Et il nous est impossible d’accepter, même avec la toute bonne volonté du monde, notre Maroc du vingtième-et-unième dans cette déficiente caricature-là.
Tout être, doué d’une quelconque sensibilité aux choses de la vie moderne actuelle ne peut qu’être ulcéré quand il lui arrive de jeter un coup d’?il sur une mappemonde géopolitique et qu’il constate de le Royaume du Maroc est comme renvoyé dans les cordes, que sont les rivages atlantiques. Pour qui connaît quelque peu l’histoire et l’évolution des événements depuis la fin du dix-huitième siècle, apparaît clairement le rétrécissement du territoire national par à-coups répétés et successifs, jusqu’au démembrement catastrophique né des accords entre Européens lors des deux décennies du début du vingtième siècle, lorsque le Maroc s’est vu déchiqueter en morceaux épars sous des autorités différentes : la France, occupant en seigneur de la colonisation, les morceaux de choix, après les confins algéro-marocains de Béchar, Tindouf, Tidikelt etc., les provinces au sud de l’oued Loukkos et à l’ouest d’Oujda et de Figuig, jusqu’à l’oued Draâ et laissant, par l’effet d’un droit impérialiste imaginaire inique, à l’Espagne la jouissance protectorale sur le nord du pays (le croissant rifain essentiellement) avec le Sahara qu’on conviendra plus tard d’appeler occidental et qui réunit le Oued Eddahab avec le Tiris El Gharbia. La Grande Bretagne, pour sa part, longtemps très fortement intéressée, par vocation coloniale mondialiste, au sort du Maroc, se contenta d’avoir un tout petit siège dans l’organisme multinational qui devait jusqu’en 1957 gérer les affaires de la zone de Tanger.
Grosso modo, le pays garda jusqu’au milieu des années soixante-dix cette physionomie d’un Maroc divisé mais toujours apparemment en voie de remembrement historique. Au lendemain de l’indépendance signée successivement, et à la va-vite et à la va comme je te pousse, avec Paris et Madrid, il était généralement considéré que l’avenir pouvait sans heurts être envisagé avec un optimisme lucidement modéré.
Les responsables marocains n’étaient pas trop craintifs quant à l’avenir et pensaient, que très «naturellement», tout ce qui a été spolié par ceux-ci ou par ceux-là allait être restitué par la force des choses. Il faut rappeler que la rétrocession d’Ifni et de Tarfaya par l’Espagne franquiste ainsi le retrait définitive des armées stationnées au Maroc au-delà de l’indépendance – françaises, espagnoles ou américaines – laissaient augurer une issue favorable allant dans le sens des aspirations et des revendications du pays. L’Espagne paraissait ne tenir vraiment qu’à sa présence sempiternelle dans les présides qu’étaient Sebta et Mellilia, sans oublier les quelques rochers le long de la Méditerranée. Au sud, l’affaire du Sahara, qualifié rhétoriquement d’espagnol, paraissait à l’évidence ne poser aucun problème particulier puisque le territoire faisait partie d’un continuum spatiotemporel, dans les deux acceptions de l’expression. Cette dernière préoccupation était noyée dans la grande demande, parrainée par Mohammed V et Allal El Fassi, de l’extension du Royaume vers le sud saharien jusqu’au fleuve Sénégal.
Tout cela expliquerait ce manque de vigilance, paradoxalement, sur un dossier aussi délicat que brûlant. La tiédeur aussi de la diplomatie nationale, notamment dans les instances internationales, en particulier aux Nations Unies. N’est pas étranger à cette singulière attitude, le souci de Rabat de paraître fréquentable sur la scène internationale, européenne et occidentale, en ces temps précaires du début de l’indépendance toute nouvelle. Cette pusillanimité portera, ou s’en apercevra rapidement, un tort considérable à la cause marocaine et rendra très difficultueuse la stratégie du roi et du gouvernement, lorsque après 1971, on voudra se ressaisir et reprendre sérieusement, sur des bases vigoureuses, la totalité des doléances légitimes d’un Etat malmené férocement par l’histoire. Pour diverses raisons, dont beaucoup relevaient de préjugés idéologiques à la mode des temps, dessinaient et accréditaient une image passéiste, pis réactionnaire et rétrograde, d’un régime à la traîne dans un monde alors impatient de s’unifier dans un progressisme de bon aloi.Le comportement juste, noble et généreux du roi Mohammed V à l’endroit de l’Algérie combattante, et ceci jusqu’à sa disparition à la veille de l’indépendance du voisin, se refusant à entreprendre quoi que ce soit, malgré les ouvertures de la France gaulliste, à propos du contentieux autour de la région des confins algéro-marocains volés au pouvoir alaouite dès la fin du dix-neuvième siècle, a en vérité troublé la vision globale de cette question — durablement très sûrement. La duperie cyniquement entretenue par le duo Boumediene-Bouteflika, pendant longtemps, consistant à faire croire à Hassan II, qu’on lui laisserait les mains libres sur l’affaire du Sahara occidental, s’il permettait un abandon définitif des provinces autour de Tindouf à l’Algérie, héritière de l’ex-colonisateur, par l’entérinement solennel des accords dits d’Ifrane, a failli enterrer les ambitions de tout un peuple, de toute une nation.
En plus de tous ces éléments, rappelons que la propension du régime royal à abuser des solutions à caractère franchement parégoriques pour soigner les maux divers dont nous avons eu à souffrir, ont eu comme un effet anesthésiant sur le dynamisme du patriotisme constitutif de notre nation.
Aujourd’hui, à l’heure de tournants décisifs, que pourrons-nous faire, sinon songer et travailler à un ressaisissement de nous-mêmes, c’est-à-dire de nos vertus essentielles les plus revigorantes pour reprendre, sans rémission, confiance en nous-mêmes afin de persévérer dans notre infini combat, afin de reprendre notre place, tout entière, dans le siècle ainsi que dans le moment précis et critique de l’époque.
Yes, we can… «Quand un peuple veut la vie… », clamait le poète tunisien maghrébin Abou El Qasim Chabbi !