Grèves, rumeurs et incurie

Ahmed Charaï

C’est un ouf de soulagement qu’ont poussé les citoyens. La fin de la grève est celle d’un calvaire. Dans les grandes villes, il était impossible de rallier les quartiers éloignés parce que les transporteurs qui ne faisaient pas grève craignaient pour leur véhicule. Les spéculateurs ont profité de la grève pour augmenter d’une façon vertigineuse les prix, ceux des légumes et des fruits en particulier. Les carburants commençaient à manquer. Le tout alimenté par une psychose de rareté, sans lien avec la réalité.

On ne peut mesurer les effectifs réels des grévistes qui ont répondu à l’appel d’organisations syndicales et d’associations hétéroclites parce que la violence a été utilisée contre ceux qui ne suivaient pas la consigne. Des chauffeurs ont été sauvagement agressés, des véhicules saccagés en toute impunité. Même les fautifs arrêtés, de véritables délinquants aux yeux de la loi, ne craignent rien, assurés qu’ils sont qu’ils feront partie du «deal» entre le gouvernement et le lobby des transporteurs. Voir les gendarmes assurer la sécurité du transport des hydrocarbures est une image repoussante dans un pays où la stabilité est le maître mot. C’est la première faute du gouvernement. La seconde a trait à la gestion de la crise. Aucun effort d’explication ou de réponse aux rumeurs colportées par les grévistes n’a été fait. Le ministre affichait une inflexibilité, une fin de non-recevoir, sans être soutenu ni par ses collègues, ni par les partis de sa coalition, ni par les médias publics.

Le fond du problème n’a pas été soulevé. Ce ne sont que les effets de la grève qui ont occupé l’opinion publique ces derniers jours. Or, le fond du problème c’est que plus de cinq mille citoyens meurent sur nos routes chaque année. Cette guerre des routes est inacceptable, intolérable.

Le recul du gouvernement est à juger à cette aune. Mais d’autres questions surgissent. Ainsi, la dépendance des circuits d’approvisionnement vis-à-vis de ces lobbies malfaisants doit absolument aboutir à une réorganisation, à de nouvelles règles du jeu dans le secteur des transporteurs. En particulier, les responsables devraient faire la chasse à l’informel et encourager la modernisation du secteur par le biais de sociétés transparentes, structurées et… responsables. Assurer l’approvisionnement et la liberté de circuler des individus fait partie des fonctions régaliennes de l’Etat. Maintenant, quelle est la suite prévisible de cette histoire ? Les grévistes réclamant la diminution des sanctions prévues, l’annulation des peines préventives de liberté et celles relatives au permis à points. Le gouvernement ayant cédé, cela signifie qu’à la sortie, nous n’aurons qu’une réformette du code, qui n’a même pas besoin d’occuper le parlement. La guerre des routes a encore de belles années devant elle !

La faillite du gouvernement El Fassi

Mohamed Semlali

A bien y voir, les derniers développements en relation avec la grève des transporteurs indiquent que c’est tout le gouvernement qui subit une sacrée déculottée. Ce qui est étonnant, c’est qu’aucun des mécanismes de gouvernance n’a fonctionné. «Le gouvernement, dans toute sa composante, s’est comporté avec amateurisme», déclare, en colère, un député de la majorité. Le premier à avoir failli est Karim Ghellab. Il n’a pas tiré de leçons de la précédente crise. Il s’est entêté à faire adopter un code sans consulter au préalable les opérateurs du secteur. C’est quand même étonnant que le ministre de l’Equipement et des transports se mure dans sa logique unilatérale. «C’est là le défaut des technocrates. Ils pensent qu’ils peuvent tout résoudre à coups de lois importées», peste un cabinard istiqlalien. Il est vrai que la réalité sociologique s’est imposée cruellement à K. Ghellab, qui a révélé un manque flagrant de sens politique. «Ce qui a fait la réputation de Karim Ghellab, ce sont les projets où l’humain n’est pas un facteur déterminant. Construire des autoroutes, des ports ou des barrages est une opération purement technique, par contre établir des lois qui régiront le quotidien des Marocains est une autre paire de manches», analyse le même cabinard.

Ghellab esseulé

Cependant, il est facile de charger le seul ministre de l’Equipement et des transports. Le Premier ministre a une responsabilité plus grande encore. Non seulement c’est lui qui tranche en dernier lieu, mais il est aussi censé soutenir son ministre. Sur ce dossier, comme sur d’autres d’ailleurs, Abbas El Fassi a montré toutes ses limites. Manque d’anticipation, faiblesse d’analyse et retard dans la communication. De la panoplie politique des attributions d’un chef du gouvernement, l’actuel Premier ministre n’en a utilisé aucune. «On le savait faible et dépassé, mais de là à disparaître carrément en pleine crise en laissant un ministre étiqueté Istiqlal esseulé face à l’opinion publique, c’est trop fort», se délecte un membre du bureau politique de l’USFP. Il est clair que même ceux qui ont opté pour le secrétaire général de l’Istiqlal comme patron de l’équipe gouvernementale vont commencer à se poser sérieusement des questions quant à sa capacité de gestion.

Un troisième pallier de gouvernance a été également défaillant lors de cette péripétie. Le ministère de l’Intérieur est normalement au cœur de la collecte de l’information. Si ce ministère n’a pas tiré la sonnette d’alarme quant aux risques que le projet du code de la route peut engendrer au pays, c’est qu’il a soit mal jugé la gravité de la situation, soit qu’il a été totalement conscient et qu’il a laissé faire pour une raison ou une autre. De toute façon, dans les deux cas, sa responsabilité est engagée.

La majorité gouvernementale au Parlement s’est, elle aussi, montrée très apathique. Nous n’avons vu aucun député ni aucun responsable de grand calibre défendre réellement le projet de code. Les députés de la majorité faisaient comme s’ils n’étaient pas concernés par ce projet. De toute façon, la manière dont s’est déroulé tout le processus démontre, une fois encore, le niveau assez médiocre de nos élus. Finalement, ce qui est inquiétant, c’est que la rue a pu faire capituler le gouvernement. Ce précédent risque de faire très mal dans l’avenir. Les syndicats savent qu’ils peuvent retourner les situations. Ils savent aussi qu’ils peuvent bloquer n’importe quel projet de loi qui ne leur convient pas. La gestion de ce dossier a montré que le Maroc ne dispose pas d’un gouvernement fort et homogène. Loin de là. Elle n’a fait que réconforter les observateurs dans leurs convictions : le gouvernement Abbas El Fassi ne peut pas et ne doit pas aller à son terme.

Une journée de grève casaouie

Salaheddine Lemaizi

«Enlève ton casque !», lance un taximan à un motocycliste. «Ce code nuit à tout le monde, il faut le faire tomber», poursuit-il, avant de rejoindre le défilé des grands et petits taxis qui passe par le boulevard El Fida. Dans une véritable démonstration de force, les grévistes se sont arrêtés en plein milieu de la place Sraghna et demandent à tous les motocyclistes d’enlever leur casque. ? un moment, l’ambiance est surchauffée. La police tente d’arrêter un des grévistes, mais la foule le libère ! Le tout sous les applaudissements nourris de ses collègues.

Ambiance nouvelle

Cette atmosphère triomphaliste marque «la victoire» des syndicats sur le ministre du Transport. La Chambre des conseillers vient de suspendre la discussion du projet du code de la route. Aux yeux des grévistes, cette décision n’est pas suffisante. Du coup, ils ont décidé dimanche soir de poursuivre la grève pour la deuxième semaine consécutive. Ils réclament désormais l’annulation complète du code et une rencontre avec le Premier ministre. Pour atteindre leur objectif, en début de semaine, les syndicats mettent le paquet. La ville de Casablanca est au ralenti. Les quartiers commerciaux comme Derb Omar, Koréa, Garage Allal sont fermés. Des marches de solidarité avec le mouvement s’organisent spontanément avec le renfort de commerçants, des jeunes des quartiers environnants à partir de Kissariat Chamal dans les quartiers Smara et Boujdour. Puis, d’autres viennent du quartier Inara en passant par le boulevard El Fida. Un mouvement de foule impressionnant qui a obligé les forces de l’ordre à intervenir de façon musclée. Incroyable mais vrai, le boulevard Mohammed VI est quasiment désert.

A l’autre bout de cette grande artère, se trouve l’épicentre de la grève. Sur place, des taxis sont stationnés, certains chauffeurs font des pronostics sur l’issue de la grève, d’autres se préparent à faire la prière collectivement. Le tout sous le regard des forces de l’ordre stationnées à proximité des grévistes. Le quartier général de la grève est un… grand taxi. C’est dans cet engin que se réunissent les leaders syndicaux pour prendre les décisions stratégiques pour la région de Casablanca. Mohammed Harak est le secrétaire général du bureau national du Syndicat des chauffeurs de taxis affilié à la CDT. Il s’installe dans son «QG» et suit le déroulement de la grève dans les autres villes du Maroc par téléphone. Il semble exténué. La foule s’agglutine autour de lui. L’homme est une véritable icône pour ses collègues.

«Nous ne céderons pas», répète le leader syndicaliste. «Nous sommes prêts à rester plus d’un mois sans travail, on est arrivé à un point de non-retour avec le ministre. Après la grève de 2007, nous avons accepté de discuter le projet du code, mais Ghellab est parti discuter avec des syndicats qu’il a lui-même choisis et qui arrangent sa vision. Aujourd’hui, il n’est plus question de revoir le code, on demande son annulation pour le bien de l’économie marocaine». Ses lieutenants acquiescent et applaudissent.

Au même moment, l’économie de la ville de Casablanca tourne au ralenti. Les marchandises sont bloquées au port. Le marché de gros des fruits et légumes est quasiment vide. La gare routière de Ouled Ziane est à l’arrêt depuis une semaine. Même l’activité dans les souks hebdomadaires de bétail est quasi nulle, affirme un éleveur de Mediouna, banlieue de Casablanca. Et pour corser le tout, le carburant se fait de plus en plus rare dans les différentes stations. Voilà qui augure mal pour les jours à venir et qui complique encore plus la vie des citoyens… Mais que pensent ces derniers de tout ça ?

L’attitude des citoyens, qui se trouvent otages d’un conflit entre les syndicats des transports et le gouvernement, va de la solidarité avec les grévistes au ras-le-bol général. «Un code de la route pareil ne va faire qu’exploser la corruption. Si on donne aujourd’hui 50 DH au policier de la circulation, on devra lui donner 100 avec ce nouveau code, il faut d’abord combattre la corruption», affirme Mehdi, jeune automobiliste. Même son de cloche chez l’éleveur de Mediouna : «Avec l’état des routes de nos campagnes, même le plus beau code de la route du monde ne servira à rien, le ministère de l’Equipement devra d’abord préparer l’infrastructure nécessaire pour ce code». D’autres trouvent les chauffeurs de taxis «réactionnaires», «contre-productifs» et en plus «ce sont des criminels qui empêchent de force les gens de travailler». «Nous avons perdu trois de nos militants dans des incidents malheureux. Mais nous n’avons jamais appelé à la violence contre qui que ce soit. Il faut dire aussi que nous sommes en position de force, donc on n’a pas besoin de radicaliser notre forme de protestation», se défend Mohamed Harak.

La réalité semble contredire les propos de notre syndicaliste en chef. Plusieurs cas de blocage de routes ont été signalés, de même que des agressions contre des transporteurs qui ont choisi de travailler. Parmi eux, le livreur d’une société informatique qui a été tabassé en règle par des grévistes à Skhirat où il est toujours hospitalisé.

Le carburant devenait une denrée rare. Pour pallier toute rupture de stock, les camions-citernes se font désormais escorter par des motos et des fourgonnettes des services de l’ordre. Les embouteillages monstres que connaissent les grands carrefours à Casablanca étaient moins denses pour la grande joie des automobilistes qui avaient encore du carburant en réserve.

Nos frères les citoyens

Ils ont tenu jusqu’au bout. Les chauffeurs professionnels ont résisté durant plus d’une semaine de grève, défiant les exigences de leur quotidien. Le gouvernement le sait donc désormais, son code de la route ne passera jamais. Il a d’ailleurs déjà été élagué de ses passages les plus répressifs lors de son passage à la première Chambre en recevant pas moins de 175 amendements. Aujourd’hui, le ministre des Transports n’est plus confronté uniquement aux dirigeants des syndicats, mais directement aux militants de base. Selon Abdellatif Aatouari, le secrétaire général du syndicat des petits taxis dans le grand Casablanca, le syndicat avait bel et bien ordonné la fin de la grève à la suite de l’intervention de Karim Ghellab, vendredi dernier, mais les militants ont refusé de reprendre le travail avant d’obtenir gain de cause. Situation difficile quand on sait les dégâts causés à l’économie et à la société par ce mouvement. Le syndicaliste ne semble pas impressionné par ce qui se dit à propos de la gêne causée aux citoyens handicapés des transports. Pour lui, «le citoyen est notre frère».

Un gouvernement doit avoir deux atouts : un savoir et un savoir-faire

Larbi Ben Othmane, professeur de sciences politiques à l’université de droit à Rabat
Propos recueillis par Mohamed Semlali

L’Observateur du Maroc. La gestion du processus d’adoption du code de la route a révélé une très grande faiblesse politique du gouvernement.

Larbi Ben Othmane. Il est vrai que la gestion de ce dossier a révélé beaucoup d’amateurisme et d’incompétence. Faire adopter un texte de cette importance requiert un très grand savoir-faire politique et une très bonne connaissance sociologique du terrain. Or, il semble que c’est justement cela qui a le plus manqué aux initiateurs du nouveau code de la route. En principe, un gouvernement, quel qu’il soit, doit avoir au moins deux atouts pour réussir et concrétiser ses projets : un savoir et un savoir-faire. Aujourd’hui, au Maroc, on constate malheureusement que l’élite aux commandes se contente de faire faire, en faisant appel le plus souvent à l’étranger. Cela devient plus qu’une mode. C’est aujourd’hui une tare de cette élite marocaine. Ce code en question a copié ce qui existe dans un pays européen très différent du Maroc. En le faisant savoir et en le proclamant au départ, publiquement et avec une certaine suffisance, le ministre chargé de faire passer ce texte a commis à ce sujet sa première faute politique. Le reste ne pouvait être que pire.

La grève a montré que le gouvernement n’était pas préparé à affronter la rue.

Evidemment, il ne faut pas généraliser, mais il est sûr qu’il défendait un mauvais dossier. Non pas qu’il ne fallait pas envisager un nouveau code de la route, mais parce qu’il s’est mis lui-même en position inconfortable face aux professionnels du transport. Il aurait fallu au moins commencer d’abord par assainir les relations des usagers de la route, c’est-à-dire les grévistes, et les représentants de l’autorité. La route au Maroc n’est pas un Etat de droit et cela tout le monde le sait.

Le gouvernement a reculé devant la pression de la rue. Cela peut être un dangereux précédent.

Non, pas forcément, mais cela apprendra aux futurs gouvernements à mieux travailler et à s’entourer des garanties d’usage. Dans cette affaire, la garantie pour éviter la grève, c’était de rechercher le maximum de concertation et de savoir-faire et cela, jusqu’à obtenir l’adhésion, au moins relative, des principaux concernés. On ne décide pas d’une loi aussi importante seulement parce qu’elle est bonne ou non, mais aussi parce qu’elle est opportune ou pas. Savoir si une loi est ou n’est pas opportune du tout fait partie du savoir gouverner. Le gouvernement a manqué de ce savoir. Le passage d’une loi de l’importance de ce code ne se décide pas sur un plateau de télévision.

Les syndicats ne sont-ils pas allés trop loin à votre avis ?

Je crois que les acteurs étaient chacun dans son rôle. Mais le gouvernement a récolté le fruit de sa précipitation. Le transport au Maroc a besoin de tellement de choses et à tous les niveaux, de tellement de restructurations préalables, avant de penser à ce code. Il fallait commencer par cette restructuration et avoir le courage de s’attaquer, par exemple, au système archaïque des agréments, avant de vouloir imposer ce code. Les syndicats et les chauffeurs, de leur côté, se sont mobilisés parce que ce sont eux qui connaissent le mieux le coût de la route. Par rapport à ce coût, ils ont exprimé un ras-le-bol. Et ils ont dit à haute voix, avec ce nouveau code de la route, que la situation ne va pas seulement empirer, mais va devenir dramatique. La véritable problématique de ce conflit c’est celle-là. Les travailleurs de la route sont à la merci de certaines pratiques. Le nouveau code les met dans une situation encore plus grave.

Quels seront les implications de cette grève sur l’image de l’Istiqlal et sur les prochaines élections ?

L’électorat de l’Istiqlal est un électorat presque stabilisé. Toutes les circonscriptions ne sont d’ailleurs pas forcément touchées par cette grève. D’ici le mois de juin, les protagonistes eux-mêmes, du moins ceux qui en garderont un mauvais souvenir personnel, feront tout pour s’en démarquer. L’impact de la grève sera en fin de compte assez limité sur les futures élections. L’Istiqlal en a connu d’autres. Il a commis historiquement pas mal de bévues et pourtant il n’a jamais été tenté par un hara kiri. Il sait pour quoi il existe et surtout pour qui il milite. La gaffe d’un nouveau venu, même si cette gaffe a failli mobiliser tout le pays et même si elle a coûté trop cher, n’est pas de nature à trop influer sur l’image globale de ce parti. En revanche, la grève peut révéler quelques nouveaux visages qui auraient pris goût au militantisme et à la démarche collective. Ce qui est certain, par contre, c’est le prix que pourrait payer l’UGTM, syndicat trop proche de l’Istiqlal, lors des élections professionnelles devant désigner les délégués des personnels qui, eux-mêmes, élisent les conseillers de la deuxième Chambre. Cette échéance électorale des syndicats a elle aussi joué un rôle dans l’échauffement qu’ont connu les centrales durant ce conflit.

Ce que veut Ghellab, ce que peut le peuple

RAJAE OUMALEK

Dans un communiqué conjoint, le Syndicat national démocratique/secteur des taxis, la Confédération générale des travailleurs (CGT), le syndicat démocratique des professionnels du transport, l’Union générale des entreprises et professions et les associations « Al Ahd Al Jadid », « Ifoulki », « anciens chauffeurs » et « l’avenir pour le taxi », ont annoncé la suspension du mot d’ordre de grève. Maati Benkaddour et Karim Ghellab qui s’étaient engagés à prendre en considération les propositions des professionnels, ont contribué à desserrer l’étau, mais cela n’a pas semblé suffisant aux yeux des grévistes. Ils ne veulent plus reporter et discuter mais retirer purement et simplement le projet de code de la route. Voilà qui ne va certainement pas plaire au Premier ministre qui a essayé de s’occuper lui-même de la question en créant une commission à la primature. La grogne est si forte et le ressentiment tenace que les grévistes ont maintenu leur mouvement même après sa décision de suspension prise par les directions des syndicats. On en veut à Karim Ghellab et certains demandent sa démission. Loin des syndicats, on attribue au malheureux ministre l’anarchie qui sévit actuellement au Maroc. Des stations service non approvisionnées, des marchés déserts, des citoyens souffrant de ne pas trouver de transport pour se rendre au travail et pour rentrer chez eux le soir : tout cela retombe sur Karim Ghellab alors qu’il n’est pas seul responsable. Tout le gouvernement est responsable, puisqu’une fois adopté en conseil de gouvernement, le projet devient gouvernemental. Le Premier ministre a peut-être sciemment envoyé son ministre des Transports à l’abattoir. Il a voulu en faire un bouclier explique un acteur très proche du dossier. Vraisemblablement, ce qui se passe derrière les murs est plus grave que ce qui se déroule sur le terrain. La question est éminemment politique. Les élections communales sont proches et Karim Ghellab se représente dans sa circonscription de Sbata. Il a bien essayé de se faire une bonne image ces dernières semaines en dansant et en jouant au tout avantage. Car le ressentiment n’est pas seulement local, il est général. C’est d’autant plus grave pour lui que les habitants des quartiers populaires, dont Sbata, sont les plus touchés par la grève et ses conséquences. Non seulement, ils ne trouvent pas de transport, mais en plus, ils paient plus cher des biens de première nécessité quand ils les trouvent, déplore un habitant de Sbata. Pourtant, en concevant son projet, le ministre des Transports qui s’occupe aussi de l’équipement voulait introduire des règles et des normes en vigueur dans des pays, il faut le dire, plus policés que le Maroc. D’où le grand gap entre ce que veut le ministre et ce que peut le peuple. Un très grand déphasage selon un chauffeur de taxi très actif dans la grève.