Les partis politiques se battent à coups de notables

ahmed charaï

Durant les années de plomb, le mot notable avait une connotation négative. Il signifiait, nécessairement, un appendice du Makhzen, toujours présent pour les festivités officielles et jouant un rôle d’encadrement social contre la gauche, à l’époque velléitaire.

C’est vers ces notables que l’Etat se dirigera pour créer le FDIC en 1963 et surtout le RNI en 1977 sous la houlette de l’ex-Premier ministre Ahmed Osman.

Depuis, chaque élection on parle de ce phénomène. Au point que le soutien se joue au moment des candidatures, au profit de la structure partisane ayant su rallier le plus de notables.

Dans plusieurs régions, les partis n’ont qu’une existence formelle, liée à la cooptation de notables.

Mais qui sont-ils ? Dans nos campagnes, on peut parler de féodalité. Ils sont soit les descendants des caids, soit les plus gros propriétaires terriens présents sur place. En général adoubés par l’ensemble de la tribu, ils sont électoralement intouchables. Ce fut le cas de feu Oukacha, dont le fils a repris le flambeau, de Abdelouahed Radi, de Kayouh, de Boudelal, et de bien d’autres encore. Ces relations d’ordre moral n’ont pas nécessairement de lien avec l’achat de voix. Ces notables là sont le fruit d’une réalité sociologique encore éloignée de la compétition démocratique.

En ville, la situation est beaucoup plus complexe. Si les fils de grandes familles citadines ont constitué le gros du lot durant les premières consultations, ils ont cédé la place à de nouvelles «élites», tout au moins sur le plan électoral.

Les nouveaux riches, les rentiers, ou ceux qui ont «traficoté» un peu, se sont retrouvés au premier plan. C’est cette couche là qui recourt le plus à l’argent sale et aux réseaux mafieux.

Ils n’ont d’ancrage dans les villes qu’ils convoitent que par leur réussite matérielle. Aucun contrat moral ne les lie aux électeurs ou encore aux partis qu’ils représentent. Pur produit de la ruralisation des villes et de ses couches sociales (n’ayant de référentielle que le système D), ces élites ne pouvaient provenir des ligues de vertu.

Mais dans son ensemble, ce phénomène ne fait que refléter la déliquescence des partis. Si ces derniers assuraient correctement l’encadrement sociétal et la cooptation des élites, les notables n’auraient plus été les vedettes des consultations électorales.

Les notables, fer de lance du système électoral Mohamed Semlali

Al’approche de chaque échéance électorale, c’est un grand mercato politique qui s’organise. Tous les partis politiques, sans exception, partent à la chasse aux notables, cette denrée capable de relever l’offre des formations et leur garantir un succès électoral et cela faute de programmes convaincants. Il faut dire que le phénomène de recours aux notabilités n’est pas du tout récent. Face à l’apparition du mouvement national comme nouvelle force politique contestataire, le protectorat s’est adossé aux grands caïds et a même préparé les lendemains en fondant le collège d’Azrou pour former les fils des notables berbérophones et campagnards. Quoi de plus normal, puisque les figures de proue du parti de l’Istiqlal qui luttait pour l’indépendance étaient les élites intellectuelles et économiques de Fès, Marrakech et Salé. L’Istiqlal recrutait parmi les grandes familles qui ont toujours eu un rôle à jouer auprès du Makhzen et qui ont été éclipsées par la bureaucratie française.

Au lendemain de l’indépendance, la monarchie se retrouvait seule face à un Istiqlal omnipotent et dont les ambitions grandissaient de jour en jour. Il fallait réagir immédiatement pour contrecarrer la puissance hégémonique du parti de Allal El Fassi. Ainsi, aussi bien la monarchie que les élites rurales ont finalement coordonné leurs efforts pour la création d’un parti rural où les notabilités «archaïques» pouvaient avoir voix au chapitre. C’est comme cela que le Mouvement populaire vit le jour et s’implanta dans le Maroc rural avec la bénédiction du Makhzen. Plusieurs autres petits partis citadins ont également vu le jour, mais leurs audiences demeurait confidentielles et servait essentiellement de réceptacle pour les élites locales n’ayant pas trouvé leur place dans les partis historiques.

Ainsi, les premières élections organisées à la fin des années cinquante et début soixante ont vu un affrontement entre d’un côté l’UNFP et l’Istiqlal, et de l’autre côté le MP et plus tard le FDIC. Les notables «apolitiques» ont pu remporter quelques succès sans toutefois désarçonner le personnel politique des partis issus du mouvement national.

Mais, c’est la marocanisation de l’administration et des moyens de production aussi bien industrielle qu’agricole qui sonne l’apparition du système des notabilités. En effet, le boom économique du début des années soixante-dix a participé à l’éclosion d’une classe riche, apolitique et surtout attirée par les lauriers du pouvoir. Cette nouvelle force ne trouvait pas sa place au sein des formations politiques existantes. Il faut se rendre compte qu’à l’époque il était difficile de faire carrière dans un parti comme l’Istiqlal ou l’USFP. Pour avoir l’accréditation de l’une de ces formations politiques ou se présenter aux législatives, il fallait réellement être un militant de la première heure. Le pouvoir de Hassan II était conscient de cette mutation sociologique (profonde) que connaissait le Maroc, notamment dans les villes moyennes. C’est ainsi que le pouvoir encouragea, lors des élections législatives de 1977, les candidatures indépendantes. Celles-ci ne tardèrent pas à se constituer en un parti politique, le RNI, sous la conduite de Ahmed Osman. Plus tard, l’Union constitutionnelles (UC) voit le jour et recrute également plusieurs notables locaux. Pendant les années quatre-vingt, on assistait à l’arrivée massive des notabilités locales au parlement et à la gestion communale.

La tendance ne s’inverse pas après le dégel politique que connut le Maroc sous le gouvernement de l’alternance. L’USFP et l’Istiqlal, qui jusque-là se contentaient de puiser parmi leurs militants et leurs sympathisants, se lancent eux aussi dans une chasse aux notables. Ainsi, Mohamed El Yazghi ne ratait pas une seule occasion pour rappeler aux usfpéistes que pour exister, il fallait remporter des sièges et que dans la conjoncture actuelle, seuls les notables pouvaient le faire aisément. L’Istiqlal ne fut pas en reste. Ali Kayouh, grand notable du Souss et à la tête de 400 élus de la région de Taroudant, rejoint le PI dans une action spectaculaire. Dans les provinces du Sud, les ould Rachid verrouillaient Laâyoune pour le parti nationaliste. L’USFP réplique en recevant Hassan Derham longtemps élu sous la bannière du RNI. Le PPS n’a pu constituer de groupe parlementaire que quand il a attiré parmi ses rangs plusieurs notables notamment dans le Rif, à Fès (Abdelhamid Mernissi) et à Essaouira (Chaâbi).

Aujourd’hui, un nouveau venu sur la scène politique est en train de mettre le feu à tout le système. Le PAM, qui a une force d’attractivité extraordinaire en raison de la proximité de son promoteur des hautes sphères, recrute tous azimuts. En l’espace de quelques mois, il a pu enrôler une centaine de notables déjà élus, ce qui n’a pas manqué de fragiliser certains partis dont le fonds de commerce est essentiellement constitué de notables.

A deux semaines des élections, nous allons certainement assister à plusieurs retournements de situations. Par le passé, on avait déjà vu des groupes parlementaires surpuissants passer d’une centaine de membres à une simple vingtaine. De quoi méditer le recours à la force des notables qui demeurent versatiles, lunatiques et très improbables.

Les dynasties supplantent les partis

M. S

L’histoire de la famille Chaâbi avec la politique est complexe et très compliquée. Miloud Chaâbi, homme d’affaires autodidacte, qui a connu la fortune très tôt, a embrassé une carrière politique au sein de l’Istiqlal. «C’était un député assidu et discipliné» se rappelait de lui un autre élu istiqlalien. Mais, cela ne dura pas très longtemps. S’estimant très peu soutenu par l’Istiqlal, L’haj Miloud Chaâbi opère un revirement à 90 degrés. Il adhère au PPS ramenant dans son sillage son fils cadet Faouzi (aujourd’hui au RNI) et sa fille Asmae, maire d’Essaouira. Son fils aîné, Mohamed, a fait le choix d’appartenir au PJD dont il a été député à Kenitra. La famille Chaâbi a le comportement typique des notables. Elle change assez souvent d’alliance et d’appartenance, passant aisément de la droite nationaliste à la gauche ex communiste. Elle se permet de telles pérégrinations parce qu’elle sait qu’elle est une valeur sûre sur le plan électoral. Elle n’est d’ailleurs pas la seule. Les Kayouh, père et fils, constituent eux aussi une dynastie politique dans la région de Taroudant. Ils sont tellement puissants, financièrement, qu’ils peuvent imposer leur loi aux partis politiques. Ainsi, lors du dernier congrès de l’Istiqlal, Ali Kayouh a exigé et a obtenu que son fils figure au bureau exécutif du parti. Sur un autre registre, les Lebbar faisaient jusque-là le bonheur du mouvement populaire à Fès. C’est le cas également à Marrakech des Reffouch qui garantissent deux sièges de députés à l’UC. Dans les petites villes et dans le monde rural, plusieurs partis n’existent que par le biais de notables dont le nom de famille est largement plus connu que celui des partis politiques auxquels ils appartiennent. Cet état de fait a fait que certaines notabilités ont pu se constituer des fiefs qu’ils monnayent aux plus «offrants». Dès qu’ils se sentent contrariés, ils changent leur étiquette politique sans que cela n’influence sur leurs chances de remporter les élections.

Les partis politiques dans leur grande majorité sont aujourd’hui otages de ce système qu’ils ont eux-mêmes contribué à instaurer. Si le mouvement populaire se plaint de la transhumance d’une bonne partie de ses parlementaires, il oublie qu’il a, pendant des années, fait ses emplettes au sein des élus des autres partis politiques sans que cela ne le dérange le moindre du monde. C’est le cas aussi du RNI, de l’UC et d’autres petits partis. Un exemple vient étayer la thèse selon laquelle les notables s’imposent. Pendant les législatives partielles du mois de ramadan dernier, le PAM a mené une campagne contre l’un des notables de Marrakech connu sous le nom de Ould Laâroussia. Aujourd’hui, il adoube son fils comme tête de liste pour les communales dans la même ville. Comme quoi les partis passent et les notables restent.

Casa Des bêtes, des mutants et des ministres

salaheddine lemaizi

Les notables, ces bêtes électorales que tout le monde séduit dans le cadre des «politiques d’ouverture», font la pluie et le beau temps. Ils attirent les foules et surtout les votes. «Je me demande c’est quoi au juste un notable ?», s’interroge Abdelouahed Souheil du Parti du progrès et du socialisme (PPS). «Il peut être quelqu’un qui a de l’argent, une notoriété, un ascendant moral et symbolique sur la population…, c’est un peu de tout ça», ajoute le membre du bureau politique du PPS.

Dans cette optique, on est bien loin d’un élu proche de la population, présent durant tout le mandat pour répondre aux doléances des citoyens. «La politique, il faut la faire chaque jour et non pas chaque quatre ans», s’indigne un observateur de la politique casablancaise.

Les mutants casablancais

Au milieu de l’actuelle vague de transhumances qui traverse les partis politiques, Casablanca n’a pas été épargnée. Ceci dit, la transhumance n’a pas touché les poids lourds de la politique casablancaise, tels Mohammed Sajid ou Chafik Benkirane. Les élus qui ont changé leur casquette politiques l’ont surtout fait au profit du PAM. A l’image de Kartaoui et Radwane Naddar, du Mouvement Populaire (MP), et qui se présentent respectivement à Aïn Sbaâ et à Aïn Chock, en plus d’Abdellatif Jirari qui est parti aussi du MP vers le PAM. Mohammed Mansar, véritable nomade politique, qui est déjà passé de l’Istiqlal vers le CNI, est parti lui aussi rejoindre El Himma & Co à Bernoussi. Le RNI, pour sa part, a laissé filer Saâd El Abassi vers le PAM.

El Abbassi est un vieux routier de la politique à Casa, puisqu’il en a été maire après la destitution d’Abdelmoughit Slimani, ainsi que président de la commune de Sidi Belyout et élu à la deuxième Chambre.

Mustapha Moustagfir, actuel secrétaire général du Syndicat des commerçants et des professionnels, et président USFPiste destitué de la commune d’Aïn Chock, est sur le départ vers le PAM, selon des sources du RNI, dont il était jusqu’ici membre.

Cette ruée de notables vers le PAM est vu d’un mauvais ?il par l’ex porte-parole du Mouvement de tous les démocrates, qui a donné le PAM, Bachir Znagui . Cet élu casablancais qui se présente avec une liste indépendante pense qu’avec des noms pareils, le PAM aura son mot à dire. «Pour ce parti, la fin justifie les moyens. En toute logique, il a recruté des gens expérimentés à gagner des sièges», explique-t-il.

Des futurs absentéistes ?

Si le PAM a séduit les notables, l’Istiqlal, lui, compte sur ces cadres pour triompher à Casa. Il présente Yasmina Badou, qui est déjà députée de Casa-Anfa, et Karim Ghellab, député à Ben M’sick. Le RNI présente Nawal El Moutawakkil. Tout le monde n’est pas d’accord avec cette stratégie. «Je suis totalement contre la candidature de ministres aux élections communales», se plaint un observateur. Il justifie sa position par trois raisons. «Primo, le cumul des mandats ne facilite pas la formation d’une nouvelle élite, en plus de celles déjà existantes. Secundo, la commune demande quelqu’un de disponible à 100% dans son temps et son énergie pour servir les citoyens. Alors je me demande comment des ministres en charge de portefeuilles aussi exigeants comme l’Equipement ou la Santé trouveront du temps pour se consacrer à la commune. Tertio, même la présence de ces responsables aux réunions locales fait défaut. Ghellab n’a jamais assisté aux travaux du Conseil de la ville de Casa». Si les hypothèses peuvent être émises sur les résultats des législatives, pour les communales c’est le flou artistique qui règne. Pour le cas de Casa, l’enjeu politique est trop important, ce qui fait que des paramètres qui dépassent l(enjeu électoral «normal» interviennent, ce qui laisse à chacun ses chances.

La gauche, toutes couleurs confondues (USFP, PPS, FFD, PSU, PADS et CNI), risque gros. «Nous visions des sièges et, pourquoi pas, la présidence d’un arrondissement», espère modestement A. Souheil du PPS. «La gauche risque d’être laminé dans ces élections. Au mieux, elle aura quelques sièges disparates», prévoit notre source. «Les islamistes du PJD peuvent avoir un poids important du fait de la discipline de la base électorale de ce parti, a contrario des autres formations politiques qui n’arrivent pas à mobiliser leurs électeurs potentiels le jour du vote», ajoute-t-il. Ce paramètre a influencé sur les résultats du scrutin du 7 septembre 2007. Sur 1.200.000 électeurs inscrits à Casa en 2007, le PJD n’a eu que 130.000 voix, mais qui étaient suffisantes pour gagner 6 des 12 circonscriptions en jeu. «Ce n’est pas la force des islamistes qui risque de peser, c’est la faiblesse des autres formations politiques qui est flagrante», analyse cet observateur.

L’UC, de son côté, s’est construit un réseau et il est en train de se détacher petit à petit de son passif marqué par une proximité avec l’Intérieur. Aussi il a été épargné par le départ de ces notables vers le PAM. Ce qui est sûr, lors de ce rendez-vous, c’est que le suspense persistera plusieurs jours après le 12 juin à cause «des arrangements entre les partis et l’Etat qui dessinent la carte politique des villes. La pratique politique au Maroc, surtout municipale, est encore otage de ces comportements». L’exemple parfait est illustré par ce qui s’est produit après les communales de 2003 et les déchirures au sein de la Koutla sur la présidence du conseil de la ville de Casablanca. Ce qui permettre à Sajid et l’UC de se frayer un chemin vers le précieux siège, aidé par une alliance hétéroclite composé du RNI, MP et du…PJD.